✨Variations autour du Kintsugi
- Didier Fallières
- 3 mai
- 10 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 juin
Si le Kintsugi, art japonais de réparation à la poudre d’or, est aujourd’hui largement reconnu pour sa beauté symbolique et sa profonde philosophie, il n’est pourtant qu’un des nombreux visages de la réparation à la laque urushi au Japon.

Bien avant que l’or ne sublime les cicatrices des céramiques, les artisans japonais utilisaient la laque urushi, brut et naturel, pour réparer les objets cassés, en suivant de diverses approches, parfois plus discrètes, parfois plus audacieuses.
Ces techniques anciennes, souvent méconnues du grand public, forment un univers riche de savoir-faire, de poésie et de réflexion esthétique. Regroupées sous des noms tels que Tomotsugi, Yobitsugi ou encore Tametsugi, ces styles racontent chacun une manière différente d’embrasser la rupture, de la sublimer, ou de la faire dialoguer avec de nouveaux matériaux.
Ce post vous invite à découvrir ces voies parallèles du Kintsugi, pour mieux comprendre l’étendue et la profondeur de l’art japonais de la réparation. Une invitation à regarder la fracture non comme une fin, mais comme un nouveau départ.
Tomotsugi
Le concept Tomotsugi " assemblage avec des fragments d’origine »
, également connu sous le nom de Tomonaoshi est l’une des formes les plus traditionnelles, fidèles et respectueuses de la réparation à la laque urushi. Il repose sur une idée simple et forte : réparer un objet brisé uniquement à partir de ses fragments originaux, sans ajout de pièces étrangères. C’est une approche à laquelle l’intégrité de l’objet est préservée, autant sur le plan visuel que symbolique.

Une restauration fidèle et sobre
Le Tomotsugi est donc une méthode conservatrice au sens noble du terme : elle ne cherche pas à embellir, à transformer, ni à magnifier la cicatrice, mais plutôt à respecter la nature de l’objet d’origine, sa texture, sa teinte, sa silhouette.
C’est l’art de la réparation discrète, subtile, presque invisible, mais profondément significative. Chaque fragment est replacé exactement à sa place, comme une pièce d’un puzzle mémoriel, et les cassures sont comblées et habillées avec une laque soigneusement choisie pour épouser les couleurs et l’aspect du récipient.
Une philosophie silencieuse
Au-delà de la technique, Tomotsugi est un geste de respect. Il reconnaît que la cassure fait désormais partie de l’histoire de l’objet, mais sans lui imposer de transformation visible. C’est une philosophie d’humilité et de continuité, où l’on répare non pas pour montrer, mais pour honorer.
Dans un monde sous lequel l’on célèbre souvent le spectaculaire, cette approche offre une réflexion poétique et sobre : réparer, c’est aussi préserver, sans bruit, sans excès, avec soin, attention et fidélité.
Tametsugi
L’art discret du kintsugi, ou la réparation silencieuse.
Dans l’univers du kintsugi, où l’or vient souligner les blessures, il existe une voie plus humble, plus intérieure : Tametsugi, ou Urushi-Tsugi, littéralement "réparation à la laque".
Ici, point d’éclat, ni de matière précieuse. La réparation se fait avec la seule profondeur de l’urushi, laque végétale millénaire, noire ou rouge sombre. Rien ne cherche à attirer l’attention : l’objet recousu ne se veut ni transformé, ni glorifié — simplement reconduit à sa forme, avec ses silences et ses cicatrices.

Un geste méditatif, une présence retrouvée
Dans cette approche, le geste de restauration devient méditatif.
L’artisan ne masque ni les cassures, ni les manques : il les accompagne, les souligne discrètement, les assombrit d’un noir dense ou d’un rouge brun profond. Comme on tracerait un poème discret sur la peau d’un souvenir.
Ce n’est pas un geste spectaculaire, mais un acte d’écoute, de présence. Une manière de dire que l’objet n’a pas besoin de crier pour exister à nouveau.
L’éloge de la retenue

À l’inverse du kintsugi classique, qui illumine les cicatrices, Urushi-Tsugi se fond dans la matière.
Le fil de la réparation est souvent imperceptible, absorbé dans les teintes sombres de l’urushi : le kuro roiro (noir profond) ou le bengara (rouge brun), appliqués en fines couches successives.
C’est dans cette discrétion que l’objet retrouve sa densité, sa mémoire, sa beauté persistante.
Urushi-Tsugi évoque ces lieux oubliés du monde, où les choses sont laissées à leur juste place. Rien ne crie, tout murmure.
Chaque fissure ou absence raconte une histoire, sans chercher à s’imposer.
Une esthétique du wabi-sabi

Tametsugi est un art du wabi-sabi. Il célèbre le passage du temps, l’imperfection, la sobriété.
Le processus est lent : il faut laisser le temps à la laque de sécher, à la surface d’être polie, aux couches de se superposer.
Ce rythme invite à la patience, à l’écoute. Il s’agit de donner du temps à la matière pour renaître, et à l’objet pour respirer de nouveau, sans violence.
C’est aussi reconnaître que certaines blessures ne demandent pas à être mises en valeur, mais simplement prises en compte. Réparées avec respect, dans la continuité de ce qui fut, sans rupture.
Urushi-Tsugi n’offre pas un retour à l’identique. Il propose plutôt une paix silencieuse avec l’accident, une réconciliation feutrée, un accord discret entre l’objet et son histoire.
Bien que le noir profond du kuro roiro soit traditionnellement utilisé dans certaines variantes comme le Tametsugi, on pourrait tout aussi bien choisir un vermillon vibrant, un rouge cinabre, ou toute autre couleur urushi. Le choix de la teinte influence autant la charge symbolique de la réparation que son impact visuel. Cette liberté chromatique ouvre des perspectives contemporaines au-delà du noir classique, tout en restant fidèle à l’esthétique wabi-sabi.
Harmoniser la couleur de la laque
Reproduire les couleurs de la céramique avec la laque : une quête d’équilibre
Parmi les nombreuses subtilités du kintsugi et de l’urushi-tsugi, la question de la reproduction des couleurs se pose avec acuité. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas l’or ou l’argent qui prédomine dans l’histoire de ces réparations, mais bien la difficulté à obtenir une teinte fidèle avec la laque urushi elle-même.
Mélanger la laque urushi et les pigments naturels : un art de la patience
La laque urushi, est une matière noble, vivante, capricieuse. Travailler ses couleurs n’est pas chose simple : l’urushi est naturellement brunâtre, acide, et contient des agents oxydants qui la rendent réactive. C’est pourquoi, historiquement, seules quelques couleurs étaient utilisées dans les arts japonais de la laque.
Un nombre limité de pigments d’origine minérale
Contrairement aux liants modernes, l’urushi n’accepte pas tous les pigments. Seuls certains pigments minéraux ou naturels, stables face à l’acidité et à l’oxydation, peuvent être incorporés. Parmi les plus courants :
Bengara – un rouge brun riche issu de l’oxyde de fer
Shiro – un blanc obtenu à partir de coquilles d’œufs pulvérisées ou d’oxyde de titane
Kusa (vert), Kiiro (jaune), Asagi (bleu) – d’origine minérale également
Une proportion précise
Le mélange de pigments et de laque shuai se fait dans un rapport généralement compris entre 1:1 en poids. Ce dosage permet au pigment de dominer visuellement la couleur naturelle de l’urushi, tout en conservant ses propriétés adhésives et son homogénéité.
Le processus en deux temps
Mélange pigment et laque Shuai : un art lent et méticuleux
Obtenir une teinte parfaitement homogène en laque japonaise urushi ne s’improvise pas. Le mélange avec pigment, en particulier avec la laque Shuai, suit une méthode traditionnelle exigeante, faite de patience et de précision.
1. Le pré-mélange : infusion lente du pigment
On commence par incorporer la totalité du pigment à environ la moitié de la laque Shuai urushi, laque de teinte ambre clair transparente, sur une plaque de verre propre. Le mélange doit être longuement mélangé, idéalement pendant 30 minutes – jusqu’à obtenir une texture homogène.
Une fois cette première pâte obtenue, on la protège soigneusement de l’air, à l’aide de papier huilé ou de film plastique. On la laisse ensuite reposer 12 à 24 heures. Ce temps d’attente permet à la laque de pénétrer le pigment en profondeur, renforçant l’unité et la stabilité de la couleur.
2. L’incorporation finale : la fusion complète
Après repos, on ajoute progressivement le reste de la laque Shuai urushi au mélange. On continue de malaxer patiemment, jusqu’à obtenir une pâte parfaitement lisse, dense et uniforme.
3. La filtration : pureté de la matière
Avant utilisation, la laque pigmentée est filtrée à travers un papier très fin (papier japonais adapté).
Le rôle du séchage
Le séchage de la laque colorée joue un rôle essentiel dans la préservation de sa teinte. Un séchage trop rapide tend à faire brunir la pâte. Au contraire, un séchage lent, dans un environnement à humidité contrôlée (appelé furo ou muro むろ), permet de conserver au mieux la luminosité et la stabilité des couleurs.
Une discipline exigeante
Ce savoir-faire, hérité des techniques traditionnelles, exige une grande précision et une écoute attentive des matériaux. Le moindre excès de pigment, une laque trop vieille ou un séchage mal maîtrisé peuvent compromettre le résultat.
Mais lorsque l’équilibre est trouvé, le résultat est d’une finesse rare : des couleurs profondes, naturelles, enracinées dans la matière. C’est là que la laque urushi révèle toute sa poésie silencieuse.
Yobitsugi
Ajouter une pièce étrangère pour réparer
Le Yobitsugi est sans doute l’un des concepts les plus étonnants et artistiquement audacieux de la réparation japonaise traditionnelle. Contrairement au Tomotsugi ou au Kyotsugi, qui reposent sur la réutilisation des fragments d’origine, le Yobitsugi consiste à remplacer une partie manquante d’une céramique par un morceau provenant d’un autre objet.
En japonais, « yobu (呼ぶ) » signifie « appeler » ou « inviter », et « tsugi (継ぎ) » signifie « réparer » ou « assembler ». Yobitsugi se traduit donc littéralement par « réparation par invitation », suggérant une union volontaire entre deux objets initialement étrangers l’un à l’autre.
Une esthétique du contraste

Le Yobitsugi est profondément marqué par l’esthétique japonaise du wabi-sabi, qui valorise l’imperfection, la dissonance et la beauté de l’inattendu. Là où d’autres techniques cherchent l’harmonie visuelle, Yobitsugi assume et célèbre le contraste : deux céramiques aux formes, couleurs ou textures différentes s’unissent pour former une nouvelle œuvre singulière.
Le résultat de cette réparation est toujours unique. Chaque assemblage raconte une histoire de rencontre, de transformation et de métamorphose. L’objet réparé devient un dialogue entre deux fragments de mémoire, entre deux récits matériels.
Applications et intention artistique
Le Yobitsugi est souvent utilisé lorsque les fragments originaux sont perdus ou inutilisables, ou lorsque la pièce endommagée présente une brèche trop importante pour être comblée par une seule réparation.
Il peut aussi être un choix esthétique délibéré de l’artisan, qui souhaite créer une œuvre hybride, nouvelle, à la frontière entre réparation et création.

Yobitsugi : une métaphore contemporaine de la beauté réparée
Le Yobitsugi ne se limite pas à une simple technique de réparation : il s’élève en une métaphore vibrante, un art du dialogue entre les fragments. En juxtaposant des morceaux venus d’ailleurs, il célèbre la rencontre entre l’altérité et la mémoire, la fissure et le renouveau.
Chaque ajout étranger devient une nouvelle voix dans le récit de l’objet réparé. Loin de chercher l’uniformité, le Yobitsugi valorise l’assemblage hétérogène, où la fracture devient lien, et la différence, une source d’enrichissement.
Dans un monde en quête de sens, marqué par les blessures du passé et les métamorphoses du présent, cette pratique artisanale résonne avec une rare justesse : elle nous rappelle que l’imparfait peut devenir œuvre, que l’altération peut engendrer du sens, et que la réparation, lorsqu’elle accueille l’autre, ouvre la voie à une forme de beauté insoupçonnée.
Le Kintsugi sur bois 木の金継ぎ
Kintsugi et bois : une rencontre entre tradition japonaise et matériau organique

Le Kintsugi, art japonais ancestral de la réparation visible à la laque urushi, est traditionnellement appliqué à la céramique. Mais lorsqu’il est pratiqué sur du bois, il ouvre un nouveau champ d’expression, à la fois sensible, technique et symbolique.
Contrairement au verre ou à la porcelaine, le bois est une matière organique vivante. Il ne cesse d’évoluer : il “travaille”, se dilate, se contracte. Ce comportement naturel en fait un support délicat pour la réparation à l’urushi (laque végétale traditionnelle japonaise), mais aussi profondément poétique.
C’est cette tension entre bois + urushi qui constitue la véritable difficulté technique du Kintsugi sur bois.
Particularités du bois dans le Kintsugi
Le bois est hygroscopique : il absorbe l’humidité de l’air et la restitue selon l’environnement.
Cela entraîne des variations dimensionnelles (gonflement ou retrait), qui peuvent affaiblir une réparation si celle-ci est trop rigide.
Le bois présente souvent des nœuds, veines et microfissures naturelles, qui influencent la cassure, mais aussi la beauté de la réparation.
Ces caractéristiques en font un matériau exigeant mais vivant, idéal pour une approche du Kintsugi contemporain.

Défis techniques du Kintsugi sur bois
Séchage contrôlé et stabilisation
Pour que la réparation soit durable :
Le bois doit être parfaitement sec et stabilisé, avec un taux d’humidité inférieur à 10 %.
Un bois non stabilisé peut se fissurer à nouveau lors du passage en furo (pièce humide) ou en muro (cabine à humidité contrôlée), étapes essentielles pour le séchage de l’urushi.
Un mélange traditionnelle sabi et de poudre de bois fine (kokuso) est souvent utilisée pour combler les fissures, offrant souplesse et adhérence.
1. Préparation et nettoyage
Nettoyer soigneusement la pièce en bois pour éliminer poussière, graisse ou résidus.
Poncer légèrement les bords des fissures ou cassures pour favoriser l’adhérence.
Composition du kokuso
Il existe plusieurs recettes, mais la base comprend généralement :
Ki-urushi
Keyaki ou Mokufun (poudre de bois) : apporte de la texture, comble les volumes et favorise l'adhérence.
(Optionnel) Fibres végétales broyées (chanvre, lin, etc.) : renforce la résistance mécanique, notamment pour les grandes fissures.
(Parfois) Un peu de tonoko : équilibre l'humidité et améliore la cohésion
Proportions indicatives
2 parts de poudre de bois fine
1 part de ki urushi
(ajuster selon la consistance : la pâte doit être ferme, malléable, non coulante)
Le mélange ne doit pas être trop sec (risque de mauvaise adhérence) ni trop liquide (risque d’affaissement ou de suintement).
Faire sécher dans un muro/ furo à ~75 % d’humidité et 20–25°C.
Temps de séchage : 2 à 7 jours et + selon l’épaisseur.
Application de la laque kuro roiro
Appliquer une première couche de laque kuro roiro.
Laisser sécher dans un environnement humide (idéalement 70-80% d’humidité) pendant 24 à 48 heures et +.
Poncer légèrement papier waterproof # 600 / #800 entre chaque couche pour une finition parfaite. Parfait c'est vérifier l’absence de trous, rayures, bosses ou bourrelets.
Répéter l’opération (2 à 3 couches) pour une couche intermédiaire optimale.
Finition or ou poudre métallique
Une fois la dernière couche de laque sèche, appliquer une fine couche de laque bengara, puis saupoudrer de poudre d’or, d’argent ou de cuivre / laiton.

✨ Une réparation vivante et poétique
Résultat : Une pièce en bois réparée avec élégance, mettant en valeur ses imperfections selon l’esthétique Wabi-Sabi.
Faire du Kintsugi sur bois, c’est accepter l’idée que la réparation évolue avec le temps, comme le matériau lui-même. Chaque cicatrice dorée devient un traceur de mémoire, une empreinte du vivant dans l’objet. Ce n’est plus seulement une restauration : c’est une réinvention.
Et vous ?
Avez-vous déjà expérimenté une variante du Kintsugi, que ce soit sur bois, métal, verre ou un autre matériau inattendu ?
Partagez votre création ou votre approche en commentaire , nous serions ravis de découvrir vos interprétations personnelles de cet art ancestral.
Un grand merci Didier pour votre post et le partage de ces toutes ces variantes autour du Kintsugi. C'est toujours un émerveillement. J'ai essayé récemment la laque de couleur, prête à l'emploi, et le joli plus vif a viré au bleu canard lors du séchage....😟. Ce n'est pas laid mais ce n'ai pas le résultat que je souhaitais. J'en déduis d'après votre post que c'est un problème en relation avec la température de séchage et le taux d'humidité... Est-ce que vous pourriez m'apporter des précisions à ce sujet s'il vous plaît ?